Les débats actuels sur la place de la religion dans la société ont mis en relief des prises de position variées quant à une spiritualité vécue par les personnes croyantes aussi bien que non croyantes. Une laïcité (areligieuse, strictement civile) s’est ainsi manifestée avec sa reven-dication de « spiritualité laïque », à côté d’un laïcat qui, au sein de l’Église, ne recherche pas moins à vivre et à dire son expérience spirituelle selon ses besoins et sa condition propre.
Ce positionnement-ci, du côté d’une spiritualité vécue en plein cœur de l’expérience humaine et en Église, a trouvé un écho particulier, au cours des deux dernières années, dans la démarche de perfectionne-ment des collaborateurs et collaboratrices du Centre de spiritualité Manrèse de Québec. La manière même dont les Exercices spirituels de saint Ignace y sont offerts pose la question d’une spiritualité plus « laïque » mais toujours dans un horizon explicitement chrétien. On se demande ce que signifie exactement une spiritualité dans la vie courante et si cela peut ou doit encore correspondre à une spiritualité suivant un modèle monastique.
Par ailleurs, les Cahiers de spiritualité ignatienne ont récemment abordé cette question de la spiritualité dite « laïque ». Un numéro a été consacré au témoignage de chrétiennes et de chrétiens ayant un lien plus ou moins étroit avec l’Église et qui cherchent à vivre, d’une façon nouvelle ou mieux adaptée à leurs besoins, une expérience d’engagement et de vie spirituelle[1]. Un autre numéro a ensuite traité de l’option typiquement humaniste et non religieuse d’une spiritualité laïque, c’est-à-dire laïciste[2]. Nous proposons à présent de réfléchir sur la spiritualité des personnes laïques à l’intérieur de la tradition chrétienne mais de façon systématique et dans un net souci de réflexi-vité herméneutique. Toute la réflexion sera cependant détachée du cadre de cette autre problématique de l’arrimage entre laïques et personnes consacrées, qui a déjà fait l’objet du colloque organisé par la revue en 2004[3]. Il s’agissait de ne pas en rester à la distinction puis à l’articulation entre contemplation et action, pas plus qu’à l’enjeu des charismes spécifiques, pour aborder la « vie de foi » autrement.
Ce numéro des Cahiers présente les Actes du colloque 2009 organisé avec la collaboration de la Faculté de théologie et de sciences reli-gieuses de l’Université Laval. Les participantes et les participants à ce colloque ont voulu relever le défi de comprendre notre monde contemporain comme la possibilité d’une nouvelle problématisation de la vie spirituelle, selon un horizon chrétien. La tâche consistait dès lors à déterminer les principaux enjeux d’une spiritualité dans la vie courante, à partir de la tradition chrétienne et des défis du monde contemporain ; il importait, par ailleurs, de permettre une prise de parole des personnes laïques sur leur propre spiritualité.
Les questions à l’ordre du jour se sont vite explicitées. Quel est ce lieu de la spiritualité qu’est devenu le monde contemporain ? En quoi consiste « notre spiritualité », apparemment séculière ? Pour assumer les solidarités au cœur du monde et les défis au quotidien de manière « laïque », quelle inscription autre dans la tradition spirituelle chrétien-ne est rendue nécessaire ? Comment développer une compréhension de la spiritualité dans une perspective autre que monastique ou même mystique ? Autrement dit, comment dépasser une définition identitaire de la spiritualité, qui ne soit pas simplement « en miroir » des religieux, des religieuses et des clercs ?
Plusieurs personnes ont accepté de contribuer à l’élucidation d’une spiritualité autrement conçue et vécue par et pour les personnes laïques, en Église. Des hommes et des femmes, jeunes et moins jeunes, ont éclairé cette problématique chacun à leur façon.
Jacques Racine expose les rendez-vous manqués, dans la seconde moitié du XXe siècle, pour la mise en place, par les laïcs engagés dans le monde, d’une spiritualité autre pour l’Église. Il signale en outre quelques pistes de travail, et donc d’espérance, eu égard à cet héritage de l’Action catholique et du rapport Dumont. Reprenant ce propos à son compte, Hélène Laflamme Petit illustre comment son propre engagement laïc, dans l’Église et dans le monde, a constitué son itinéraire spirituel, son expérience de foi.
Anne Fortin jette un regard sur la spiritualité chrétienne qui prend un nouvel essor au XVIIe siècle avec des femmes nommément qui requièrent de parler de spiritualité et de le faire ni plus ni moins à partir de leur expérience, dont celle du corps. La perspective offerte par cet examen permet d’élucider de sérieuses méprises, de la part de nos contemporains, quant aux enjeux de l’expérience, du corps et de la parole pour la spiritualité aujourd’hui. Marco Veilleux prend appui sur ce propos pour l’arrimer ensuite à celui de Jacques Racine. Il éclaire alors sommairement la situation spirituelle du Québec après la Révolution tranquille.
Ces réflexions d’ordre historique, politique et anthropologique méri-taient d’être prolongées par une exploration de pratiques spirituelles particulières et des chantiers de recherches spécifiques.
Sophie Tremblay s’intéresse aux gestes et pratiques de la vie sécu-lière. Elle signale que la tradition chrétienne est tout à fait en mesure de marquer encore ces espaces et ces temps les plus ordinaires de la vie quotidienne. Ainsi peuvent se constituer de nouvelles pratiques spirituelles.
Christian Grondin analyse la pratique des Exercices spirituels de saint Ignace à l’heure où le Centre de spiritualité Manrèse de Québec les offre dans la vie courante et en petits groupes. Il dégage les enjeux d’une démarche spirituelle et d’une formation à la spiritualité qui ne reposent plus sur l’idéal de la « retraite » mais assument les conditions d’une école de formation proprement laïque.
Considérant l’ensemble de ces contributions en plus des réflexions de la part des participantes et participants pendant le colloque, trois autres personnes proposent un bilan prospectif. Jean-Philippe Perreault dresse un tableau de notre culture actuelle pour en dégager certains problèmes typiques ou soulever les défis majeurs qu’elle pose à la compréhension et à l’avènement d’une spiritualité « autrement ». Sabrina Di Mattéo réfléchit aux conditions de la prise de parole qui donne précisément lieu à une spiritualité. Quant à moi, je souligne, en amont de ces conditions, le caractère pratique et constructif de la démarche du colloque, à l’image d’une spiritualité produite et validée par des personnes laïques « faisant Église ».
Enfin, dans un effort de reprise personnelle, quelques personnes ayant participé au colloque nous livrent leurs observations, leurs remarques, leurs découvertes. Suzanne Desrochers, Serge Godin, Nancy Kelly et Rolande Parrot ont répondu à cette invitation.
Le monde peut être véritablement le lieu d’une spiritualité, non pas à titre secondaire et donc déficitaire mais de manière originelle et originale. Les Actes du colloque 2009 des Cahiers de spiritualité ignatienne ne sont que le projet de penser et de dire la spiritualité suivant l’esprit du monde en tant qu’il n’est pas nécessairement opposé à l’Esprit qui vit au milieu de nous.Étienne Pouliot