Il y a des paroles en l’air. Leur teneur et leur visée n’ont d’égal que leur superficialité, leur idéalisme, leur pouvoir de séduction. « Paroles, paroles, paroles… » chantait Dalida. Aux beaux parleurs et aux grands rêveurs, on demande de bien réfléchir à ce qu’ils disent, de « faire atterrir » leurs propos, de les mettre en pratique, de s’engager. Mais cela peut-il suffire à enrayer le doute et le discrédit alors jetés non seulement sur eux mais aussi sur le geste même de la parole ?
Il y a des formules magiques et des énoncés scientifiques. Leur utilité, leur efficacité et leur finalité n’ont d’égal que leur intérêt contrôlé, leur message fixé, leur pouvoir de convaincre et d’« arrêter » la vérité. Enchantement d’un « Abracadabra », de l’image médiatique ou du « tout le monde en parle » ; fascination du savoir purement objectif ou du fameux « mon vécu à moi ». Aux technocrates de l’information comme aux techniciens de la communication, on demande pourtant d’intégrer, par surcroît, quelque exigence éthique. Mais cela permet-il automatiquement d’échapper à l’instrumentalisation et à la banalisation de la parole ? Cela peut-il suffire à enrayer notre hantise de réussite et d’application tout azimut, sans égard au geste même de la parole ?
Plus fondamentalement, il y a la parole comme telle. L’acte de la parole, la pratique qu’elle constitue, est sans égal et reste donc insaisissable selon le mode gestionnaire de la communication ; le geste de la parole fait toujours les frais du mode illusionniste, qui le déguise et l’appauvrit. Sans la parole elle-même, rien n’est, rien ne se tient, rien ne se maintient. « Et Dieu dit… et cela fut », parole créatrice des origines. Véritable acte que la parole, sans commune mesure avec un « parler pour parler ». Parler pour vivre, ni plus ni moins. Alors, comment rendre compte de ce que parler signifie ? Peut-on exposer la parole à sa racine même, anthropologiquement, par-delà le message ou l’idée ou encore l’image qu’elle est présumée toujours véhiculer ?
C’est tout un défi de comprendre et d’enraciner la parole dans le lieu et dans le lien qui sont originairement les siens. Même l’horizon religieux, censé y être d’emblée sensible, éprouve des difficultés en ce sens. Il convenait, par conséquent, de prendre acte du défaut de parole ou, si l’on préfère, de l’exigence qu’elle constitue là d’abord. Normand Provencher le fait pour nous eu égard à la situation ecclésiale actuelle. Puis, Enzo Bianchi pose cette même exigence en fonction de la prière, qui se trouve au coeur de toute existence religieuse avouée.
Évidemment, le rapport à la Bible est vite mis en cause par le risque effarant de détournement de la parole. Jean-Philippe Auger, Jean Richard et Anne Fortin mettent en relief différentes façons de situer cette parole autre et donc de se positionner relativement à celle-ci. Ils explicitent en quoi la « Parole de Dieu » peut procéder de quêtes, d’enquêtes et de conquêtes qui détournent d’une Parole à entendre, à écouter et à lire dans nos vies ; ils éclairent progressivement comment chacun, chacune peut être saisi de la parole : dans en une pratique signifiante, en un acte structurant (pour ne pas dire vivant).
Christian Grondin examine plus particulièrement la situation dialoguale de la lecture biblique dans le cadre d’une démarche ignatienne d’accompagnement spirituel. Il y dégage la condition de circulation de la parole et lève ainsi une équivoque quant à la relation du sujet croyant avec Dieu, malencontreusement tenue pour pure et directe c'est-à-dire vécue pratiquement par-delà toute parole.
Enfin, Lucie Cantin et Denis Morin expliquent ce même enjeu fondamental de la parole dans un horizon psychanalytique et donc autre que religieux. Leur propos déploie en quelque sorte devant nous cette structuration du sujet humain dans et par la parole, une parole qui fait toute la différence suivant qu’elle s’accomplit
ou non avec toute sa « consistance » éthique.
Puisse la parole nous faire vivre, en devenant de plus en plus le symptôme clair d’un mal vivre et mieux encore la réalisation effective de notre dignité humaine.
Étienne Pouliot