Il y a des thèmes vieux comme le monde. Le bonheur est probablement l’un de ceux-là. Bien sûr, on peut en traiter de toutes sortes de manières et la plus intéressante consiste, sans doute, à en parler comme si ce sujet de discussion ne pouvait jamais être totalement « vidé ». C’est à croire que la recherche même du bonheur, et d’un véritable bonheur, est encore ce qui en rend le mieux compte.
Pourquoi en va-t-il ainsi du bonheur ? Que s’agit-il d’assumer en signalant, aussi simplement, cette direction vers le bonheur ?
Nous invitons nos lecteurs et nos lectrices à explorer, avec nous, l’hypothèse selon laquelle il est particulièrement significatif de parler du bonheur à partir du lieu que constitue la spiritualité. Par « spiritualité », nous n’entendons pas le fait d’une quelconque référence religieuse dans un type (préétabli, prédéfini) de discours ; nous renvoyons plutôt à cet horizon éminemment pratique dans et par lequel s’ouvre une recherche, une quête, un parcours de signification. Quelle que soit la définition qu’on donne du bonheur, quel que soit l’état, l’idée ou le contenu auquel il est associé, c’est la manière de poser la possibilité autant que la réalité du bonheur qui reste déterminante. L’enjeu premier et capital est donc de devenir soi-même une figure du bonheur, et non pas seulement de savoir ce qu’est le bonheur. Il faut comprendre que chaque personne ne parle pertinemment du bonheur que lorsque sa spiritualité est fondamentalement en jeu.
Les réflexions sur le bonheur qui sont proposées dans ce numéro ont été réparties en trois groupes. Une première série permet d’examiner la problématique du bonheur et de son lien étroit avec la spiritualité selon des perspectives variées. Une deuxième série l’aborde plus spécialement en fonction de la tradition ignatienne. Une dernière série de réflexions se compose de témoignages à cet égard.
Quelques-uns de nos auteurs-collaborateurs se sont intéressés à mettre en relief divers enjeux du bonheur. Michel Giroux tente de dégager des lignes de fond quant à la conception du bonheur dans la société québécoise d’hier et d’aujourd’hui ; il éclaire son propos à partir du film C.R.A.Z.Y. Dominique Bertrand met en évidence la « plasticité » du bonheur et, corrélativement, le travail de l’intelligence pour l’instaurer, le modeler et le réaliser concrètement. Jean-Claude Breton explique, quant à lui, en quoi il ne saurait y avoir de foi sans bonheur ni de bonheur sans foi. Bernard Senécal présente divers aspects de la conception bouddhique du bonheur, dont plusieurs détails qui sont souvent moins connus par nous (Occidentaux) ; il offre aussi quelques éléments de comparaison avec une conception chrétienne du bonheur. Thérèse Nadeau-Lacour s’intéresse aux mystiques et souligne leur expérience paradoxale, voire étrange, mais non moins concrète du bonheur.
Dans une perspective plus spécifiquement ignatienne, Jean-Guy Saint-Arnaud montre comment la démarche et l’esprit des Exercices spirituels rejoignent des attentes « de fond » chez les personnes : en un chemin éprouvé de bonheur. L’équipe d’animation du Centre Manrèse éclaire cette démarche à sa façon, l’atteinte d’un bonheur durable étant racontée à travers le regard de la personne accompagnée et celui de la personne accompagnatrice. Marc Pelchat nous aide, pour sa part, à comprendre les vues teilhardiennes du « bonheur de croissance », qui est axé sur le progrès de la personne et qui opère donc à la manière d’un combat contre toute stagnation et tout effondrement en soi-même.
Compte tenu de notre intuition quant à un lien étroit entre spiritualité et bonheur, il nous a semblé opportun de présenter des témoignages jetant un éclairage, autrement existentiel, sur le bonheur. Anne Vigneau raconte ce que signifie, pour elle, croire au bonheur, alors qu’elle vit avec la paralysie cérébrale depuis sa naissance. Monique Lépine le fait en relisant sa vie bouleversée par une double tragédie : celle de son fils, Marc, qui a marqué l’histoire de l’École Polytechnique de Montréal, et celle de sa fille, décédée d’une surconsommation de drogue. Fernand Côté a recueilli, pour nous, les propos de jeunes adultes de la rue qui fréquentent la Maison Dauphine de Québec et qui « trament dur » encore pour inscrire leurs pas sur le chemin du bonheur.
Le bonheur n’est jamais tout donné. Il faut y croire et le vivre, malgré toute la difficulté à établir à quoi il tient en définitive. Car le bonheur est comme un nénuphar qui prend racine tout au fond de l’eau, là où nous n’apercevons plus très bien la terre ferme qui doit pourtant le porter. Il prend racine, loin des belles feuilles arrondies et de la magnifique fleur qu’il présentera au soleil. À quoi tient-il au juste ? À une tige submergée ou bien à une racine noyée ? Mais cela n’a rien de comparable avec ce qu’il montre finalement de lui, au grand jour. Ce qui est évident, c’est que le nénuphar, comme le bonheur, n’existe pas s’il n’émerge des eaux : et des eaux souvent les plus ordinaires ou même stagnantes.
Étienne Pouliot